Les mondes flottants
Ma première rencontre avec l'art de Bernard Vié a lieu à Toulouse en 2014, à l'occasion de l'exposition ''Corps et décors'' présentée cette année au CRDP. Les peintures et sculptures réunies me troublent, mon pas ralentit. La figuration retrouve ici une respiration nouvelle, dans un univers à la fois très construit et profondément onirique, où les formes s'épanouissent sans message apparent. Une émotion brute sans autre filtre que les fils du regard et de la pensée. Nous nous rapprochons...
Luce, médiatrice et muse, facilite cette rencontre sous les frondaisons de son cher Coustela. Un lieu fort inspirant pour celui qui assume très tôt sa fascination pour le théâtre. Architecte puis créateur et metteur en scène de sculptures monumentales dans l'espace public, l'homme aime à se confronter aux lieux, aux relations entre les masses, les échelles, les lignes, les fuites. La sculpture, servie par un sens aigu du dessin, vient tôt percuter un univers mental très construit, introduisant de nouvelles tensions et jeux d'équilibres. La boîte de l'artiste se remplit.
Ces objets flottants que Bernard Vié pare de bronze, d'acier, de bois, de pierre et bientôt de terre, s'émancipent de la matière par leur mouvement. L'architecte devenu sculpteur sait l'importance du rapport au site, les enjeux d'insertion et parfois d'effacement. Une dialectique subtile s'engage entre le geste et la matière, où l'artiste démiurge assume ou se libère des contraintes.
Au tournant des années 2000, la mise en veille de la commande publique et le repli, très actif, vers l'atelier, voit l'approfondissement de ces recherches autour de réalisations plus intimes. Libérée, la production de sculptures et peintures s'intensifie et les expositions se multiplie, en France ou à l'étranger.
Il y a toujours dans les œuvres de Bernard Vié un mélange subtil et désarmant entre le savant et le sensuel, le complexe et l'évident, l'équilibre et la chute.
Au service des premiers l'auteur déploie minutieusement sur ses toiles et sculptures, des constructions délicieusement impossibles, où les perspectives et ombres portées se jouent des lois physiques. Ici tout flotte, tient par un fil imaginaire. le Bois sacré pousse sur ladalle et le temps paraît lui-même presque toujours immobile. Dans ces boîtes, ces suites de ''cosa mentale'' tels d'impossibles modello, les personnages que l'on croise paraissent aussi suspendus que vains nos efforts à les fixer, à les retenir.
Les axonométries nous entraînent quant à elles vers des dimensions inconnues, des verticalités étirées qui creusent de nouveaux espaces, fabuleux et insoupçonnés. Il y a là un sens inné de la mise en abîme qui échappe aux références. Les êtres sans visages qui peuplent ces constructions en trompe l’œil participent au renforcement du sentiment de fragilité qui fait écho à la condition des hommes. Invité à se défaire des schémas et représentations, le spectateur pourra s'abandonner aux parcours labyrinthiques, aiguiser son sens de la profondeur des champs, éprouver les limites des ses possibles...
Dans ces univers parallèles, rien ne tiendrait sans le dessin et la couleur qui subliment les œuvres et participent de leur étrange beauté. Bernard Vié maîtrise parfaitement les deux. L'artiste défend par ailleurs un rapport immédiat, sensuel à l’œuvre. Son dessin, fluide, donne vie aux sculptures et personnages peints, et les oppositions colorées de l'acrylique structurent fermement les compositions, animent et éclairent les scènes. Et que dire des matières sculptées, des lignes courbes et patines sublimes qui magnifient son étrange bestiaire.
L'art de Bernard Vié, la narration mystérieuse de ses compositions, jaillit aussi du choc des matières et couleurs qui font vivre ses constructions élégantes et oniriques.
Présent dans l'espace public – parisien notamment – et dans des collections privées, reconnu à l'occasion de nombreuses expositions, le travail de Bernard Vié est resté très injustement ignoré des institutions. Sa prochaine exposition dans un musée de France, à Lavaur, devrait réveiller les curiosités. La parution de ce bel ouvrage rétrospectif, très attendu, donne corps et présence à près de trois décennies de création et repositionne sûrement l'artiste dans le vaste champ de la création contemporaine.
Paul Ruffié, Conservateur en chef du Musée de Lavaur, novembre 2018
La politesse du langage
Tout à la fois architecte et chef d’orchestre, Bernard Vié bâtit et harmonise des œuvres qui s’aventurent sur ces terrains de liberté, où dessin, peinture et sculpture rivalisent d’invention. Rien n’est vraiment décidé à l’avance ; rien non plus n’est totalement laissé au hasard. Pièce après pièce, morceau après morceau, quelque chose d’inattendu – car la part de surprise est intimement liée à cette démarche – est créé sous nos yeux, sans que l’on sache exactement sur quelle addition d’équilibres et de déséquilibres elle repose. Alors que certains artistes, aujourd’hui plus que jamais, n’offrent qu’un mur uniforme au regard de ceux qui les approchent, ce sont les béances qui nous surprennent ici, de prime abord. Visages fragmentés, mouvements inaboutis, détails séparés de leur ensemble, pleins et déliés côte à côte…
A chacun d’habiter comme il l’entend cette construction, avec ses fondations solides, ses étages imprévisibles, ses portes cachées et ses fenêtres grand ouvertes. Au détour des corps comme dans les plis des étoffes, un vide soudain vous projette vers un monde sans limites. Un monde de désirs, de rêves et de mémoire vive qui trouve généralement son origine dans un patrimoine culturel ancien, voire très ancien. Ce serait à tort pourtant que l’on ne retiendrait de ces sculptures et de ces peintures que ce qui les rattache encore au passé. Si les références y sont fréquentes, ne serait-ce que dans le choix de leur sujet, la part de risque qu’elles présentent toutes les éloigne du confort des musées. Leur technique certes se veut impeccable ; elle ne refuse pas au besoin les séductions de l’académisme. Mais ce savoir-faire évident est la preuve d’une politesse de langage, d’une correction délibérée, jamais celle d’un repli frileux vers la tradition.
Voir travailler Bernard Vié, c’est assister toujours à un passionnant jeu d’assemblage entre des formes, des couleurs, des textures, qui dans un même mouvement semblent s’entendre et se contredire. Là encore se reconnaît la marque de celui qui suggère plus qu’il n’impose, de celui qui, sans rodomontades déplacées, parvient à réunir ce qui a priori paraissait inconciliable. Il y a un reste d’enfance dans l’émerveillement qui naît aussitôt de ces rencontres. Voyons y aussi la preuve d’une maturité et d’une indépendance d’esprit qui se défient souverainement des classements réducteurs, des discours vides, des ambitions étroites et des horizons bouchés.
Pierre Cadars
Le vif et l'essentiel
Avec Bernard Vié, les modernes ont trouvé leur sculpteur baroque .Quand on regarde une de ses œuvres, on distingue d’emblée son appartenance et sa singulière différence. On observera tout d’abord que Vié est architecte, c'est-à-dire maître des disciplines de l’espace collectif et des techniques y afférant. Grand connaisseur des matériaux et de leur spécificité, sa pensée est dominée par l’ordre de la construction, de la perspective et de l’urbanisme.
Dans sa création, le commun dénominateur est le dessin : l’architecte ne peut s’en passer et la liberté du trait ainsi que la précision graphique se retrouvent dans ses sculptures. Ainsi, Bernard Vié développe un imaginaire personnel réunissant une dimension secrète et une gestuelle large et souvent théâtrale. Il sculpte et il peint, il construit. Les paramètres de base de l’équation du baroque sont parfaitement réunis.
Vié se distingue de ce qui pourrait être une démarche expressionniste par le recours exigeant aux formes les plus classiques – comme un constructeur qui, pour réaliser l’édifice de ses rêves, n’utiliserait que les matériaux les plus solides et les plus parfaits. L’efficacité au service de l’onirisme.
On relèvera aussi son remarquable esprit de synthèse ; bien plus que symbolique, chaque élément de ses corps (les mains, les bras, les jambes, les têtes), de ses animaux, de ses meubles, est vrai - certes plus vrai que le vrai – et chacun s’inscrit dans un espace contrôlé, dans un jeu d’équilibres géométriques précis. Chaque fragment de cette sculpture possède une dynamique qui accroît son humanisme symbolique, produisant un véritable effet interactif.
Les sculptures de Bernard Vié composent une succession d’images fortes qui sont un théâtre animé des formes. Nous sommes invités, par notre regard, à prêter vie à un projet qui nous concerne et que chacun de nous met en scène à sa manière. C’est cet espace de liberté qui nous est offert, cette densité de création mise à la disposition de notre imagination, qui constituent à mon sens l’apport majeur de Bernard Vié. Ces œuvres ont fait une entrée remarquée dans les bâtiments publics et privés.
La théâtralité de l’être dont il s’affirme l’illustrateur, la mise en scène des aspirations profondes de notre époque, avec le droit à l’authenticité, l’identité, la liberté, apparaissent particulièrement dans la démarche monumentale des commandes publiques qu’il a érigées.
Paul Eluard a dit un jour qu’il n’aimait que les individus nés pour le vif et l’essentiel, ce qui s’applique particulièrement bien à cet artiste. La concentration des émotions, le rayonnement des symboles vivants, la dynamique des lignes, la tactilité des matériaux, l’éclat des patines, composent la panoplie du sculpteur Bernard Vié qui mérite la dimension du succès.
André Parinaud (texte de 1992, extrait)
Entretien avec Jean Neyrolles
Sculpteur par vocation, passé par l’exercice du métier d’architecte, Bernard Vié a toujours situé son œuvre dans l’horizon des arts du dessin. Avec une indifférence tranquille aux modes et aux promotions soutenues par les grandes institutions de l’« art contemporain », il reste fidèle à un certain sentiment de la beauté (beauté des formes, des proportions, mais aussi des matériaux) que l’on retrouve dans toutes ses œuvres, figuratives autant abstraites, tableaux et dessins autant que sculptures. Voir travailler Bernard Vié, c'est assister toujours à un passionnant jeu d'assemblage entre des formes, des couleurs, des textures, qui dans un même mouvement semble s'entendre et se contredire, dans la cohérence d'une composition.
Dans votre production, on sent un lien évident entre sculpture, peinture et dessin. Pourtant, chacune de ces techniques explore sa propre voie. Quelle liberté de circulation existe-t-il entre les unes et les autres ?
Mes sculptures sont moins des sculptures-matière que des sculptures dessinées; les dessins sont partiellement des représentations en volume; les peintures figurent des espaces (des volumes) et intègrent aussi le trait (le dessin), des thèmes et des motifs se retrouvent partout… Il y a donc parenté entre ces domaines. Selon moi le commun dénominateur est le dessin, je ne peux pas sculpter et peindre sans dessiner. Ma démarche est pourtant totalement différente dans les 3 disciplines. La peinture est d'abord liberté et matière, elle peut être profusion aux motifs multiples; le dessin part de l'épure, de l'économie et renvoie l'attention sur le sujet et les idées; la sculpture est forcément un condensé, une synthèse au sens qu'en donne l'architecte, une forme concise rassemblant une idée et une matière.
Est-ce que l'on dit la même chose en sculpture en peinture ou en dessin?
Il me semble que dans mon cas la peinture, par la couleur, apporte plus la sensation, la jouissance décorative, alors que le dessin raconte. La sculpture appelle le déplacement du regardeur et par cela l'implique physiquement, lui apporte un plaisir sensuel dans la lecture des formes et en même temps un intérêt plus cérébral dans la lecture dessinée du sujet.
Pourquoi ce morcellement des figures parfois instable et un peu inquiétant? Et pourquoi ces vides ? Est-ce une liberté laissée au regardeur?
Le fait de supprimer des éléments reporte l'attention sur les éléments éloquents de la sculpture. Ce n'est plus un ensemble anatomique que nous regardons mais un mouvement, une gestuelle. Dans la peinture classique les artifices utilisés dans le même but étaient les drapés ou le fait de noyer le corps dans un fond sombre d’où n'émergeaient qu'un visage, une main… au spectateur de terminer la lecture. Quant aux masses en équilibre instable c'est un jeu : cela pourrait tomber mais cela tient par la cohérence de la composition.
En quoi votre pratique de l'architecture a-t-elle été importante pour votre sculpture et votre peinture? Les contraintes imposées à l'architecte sont-elles compatibles avec la liberté d'expression du dessinateur? Est-ce cela qui fait que vos œuvres sont à la fois contraintes et libres ?
On me dit que mon travail est à la fois contrainte et liberté… Je ne sais pas si c'est mon passage par l'architecture qui m'a permis cette combinaison, ou si je suis allé vers l'architecture parce que je fonctionnais déjà comme ça: trouver une sensation de liberté mais dans une composition, un ordre sous-jacent.
L'œuvre architecturale exige une organisation, des formes en accord avec les possibilités techniques, une logique liée au fonctionnement. Évidemment elle devient vivante avec une aisance, une liberté dans le dessin. Cette leçon est à retenir dans les arts plastiques. Ma pratique de l'architecture a nourri bien sûr la réalisation de près de 40 sculptures monumentales (ma principale activité pendant 20 ans).
Vous avez conçu des sculptures dans des matériaux très divers : le bronze (avec le jeu infini des patines), le fer rouillé ou l’acier inoxydable, et, depuis votre installation dans le région de Toulouse, la terre cuite, que vous pouvez traiter dans des dimensions monumentales comme à l’époque des fabriques Virebent ou Giscard.Quelle est pour vous la "fonction" du matériau-matière en sculpture ?
Il est difficile de concilier primauté du matériau et primauté du dessin. Si on ne voit plus que la beauté du matériau on voit moins la forme. J'aime, dans une même sculpture donner des rôles différents à des textures opposées par exemple le lisse d'un buste, la surface griffée d'un drapé… l'expression du matériau est ainsi au service de l'éloquence.
Quand la sculpture devient monumentale c'est différent: Comme une architecture est un assemblage d'éléments, de même la sculpture sera assemblage, construction, jeu entre des matériaux aux possibilités complémentaires. Je continue mes tentatives d'utiliser la terre cuite en grandes dimensions mais les contraintes y sont importantes.
D’où vient cette part ludique de l'œuvre, ce jeu de construction, de l'enfance? Et cette vue d'en haut ne répond-elle pas à la vision enfantine d'une maison de poupée ou à celle d'une maquette?
La réponse est dans la question…
Instinctivement je crois que je tempère la gravité, parfois l'agressivité de ce que je dis par la présence du jeu plastique, qui crée une distance et une distraction. Mais n'est-ce pas une façon de faire très classique ? La peinture d'une crucifixion rendue acceptable par le jeu des couleurs, des rythmes… La vue plongeante de mes "paysages" en fait un décor, le cadre vide d'une scène en attente de ses personnages…
On ne voit pas de référence au temps présent. Est-ce une nostalgie du passé ou vous placez-vous hors du temps?
En se référant au temps présent on tombe dans l'illustration ou dans le message. Je ressens une permanence dans l'art, celle qui s'adresse à ce qu'il y a de plus profond en nous et qui ne change pas à travers le temps. C'est peut-être très ambitieux mais c'est à cette part de l'homme que je parle. Le commentaire sur le temps présent, il y a des essayistes et des journalistes pour le faire.
Vos paysages sont-ils vraiment des paysages?
Ce sont des jeux d'espaces fantasmés, des décors. Ils sont partis d'une recherche picturale utilisant la peinture acrylique: son séchage rapide permet des superpositions de "mouchetis" de couleurs opposées. La vibration et les dégradés obtenus sont le départ de ces jeux d'espaces. On n'est pas loin du décor de théâtre.
On sent partout la tentation du théâtre…
Tout en me préparant au concours d'admission aux Beaux-Arts je travaillais, en cas d'échec, à me faire embaucher chez un décorateur de théâtre et j'aurais adoré travailler pour la scène. De tout temps j'ai disposé des personnages les uns en face des autres … C'est un théâtre silencieux que je ne sais pas expliquer. Le docteur Freud répondrait probablement mieux que moi.
A l'évidence je m'intéresse moins à la beauté des objets ou des êtres représentés qu'à ce qu'ils disent et aux liens tissés entre eux. J'ai souvent cherché notamment en sculpture monumentale à placer des motifs distants l'un de l'autre et se répondant. Sont alors réunis le jeu dans l'espace et le dialogue: une forme de théâtre.
J'aime à ce qu'une œuvre allie à cette dimension extravertie, une introversion: dans les sculptures il y souvent une part statique, lourde, et une échappée de formes plus libres. Mon modèle absolu dans cette alliance du secret de l'âme et de la liberté du trait: Rembrandt.
Le nom de Rembrandt me pousse à vous poser la question de votre musée imaginaire. Je sais que vous êtes un peu agacé quand on vous parle d’un lien avec le Surréalisme. Mais on se dit parfois aussi devant certaines de vos œuvres que vous devez beaucoup aimer Piero della Francesca, ou Paolo Uccello. Bref, quels sont vos goûts en matière d’histoire de l’art ?
Les surréalistes qui me touchent sont ceux dont les œuvres peuvent se regarder en dehors du "discours surréaliste": Ernst ou Tanguy. Je ne suis pas original et j'aime trop d'artistes pour les énumérer…et Piero y est, bien sûr. Je citerais particulièrement les sculptures polychromes du XVe, Georges de la Tour, Picasso, Balthus et si j'y ajoute deux artistes qui sont mes contemporains: le sculpteur Janclos et le peintre Garouste.
Vos figurations semblent vouloir nous raconter quelque chose… que disent-elles? Sans parler nécessairement d’un message, on croit percevoir des éléments qui semblent renvoyer à tout un univers lointain de mythes, de légendes, parfois aux limites du fantastique. Est-on autorisé à faire parler ces éléments pour y percevoir quelque signification extérieure ?
C'est inconsciemment que je me retrouve à figurer des êtres en relation muette, sur le point de parler, peut-être dans une impossible communication, comme ceux de Balthus…
Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a aucun message. Je sais qu'aujourd'hui on n'est pas artiste sans un message ou un discours, j'aurais préféré être un artiste de la première moitié du 20eme siècle époque où l'œuvre se suffisait à elle-même. La seule relation importante: celle entre le regardeur et l'œuvre, c'est tout. On se laisse trop encombrer la vue par le contexte historique, la critique, la notoriété, l'actualité, etc., qui sont des gênes à l'émotion.
Quant aux mythes et légendes, le seul fait que j'essaie de parler à ce qui est permanent en nous fait que je n'en suis jamais loin.
Quel rôle peut jouer la couleur en sculpture?
Colorer une partie de la sculpture c'est la dissocier du reste et colorer différentes parties c'est risquer de détruire la sculpture. Et pourtant je suis en admiration devant des sculptures polychromes du 15eme siècle (par exemple). Comme Il s'agissait de personnages, la lecture évidente de la figure humaine permettait de "résister" à la dislocation due à la coloration. Mais lorsque la sculpture est moins lisible l'exercice est périlleux…J'aimerais aller plus loin mais je me contente d'écarts de teintes modérés.
Par quelles étapes arrivez-vous à créer une sculpture? Les processus sont-ils les mêmes pour les figures et pour les formes pures ?
L'approche est la même pour une forme figurative ou abstraite, par contre elle est différente dans le cas de la "petite" sculpture et dans celle de la sculpture monumentale cette dernière étant confrontée à un site particulier.
La "petite" sculpture réunit une idée (un thème) et un matériau, dans une forme synthétique. Il ne m'est pas utile de partir de l'idée parce que le " stock" d'idées est là et s'imposera de lui-même, je pars de la recherche d'une forme qui m'amènera à l'idée. Si je partais du thème cela m'inciterait à faire une illustration. Si je trouve "l'équation plastique" en partant de la forme et du matériau je peux réussir la synthèse.
Dans le cas d'une sculpture monumentale la démarche est plus proche de celle de l'architecte: il s'agit de répondre à un problème posé. Il faut établir des relations avec l'environnement, parenté ou contraste, échelle, expression statique ou dynamique, choix ou non d'une représentation symbolique etc. et chaque cas est particulier. Il est difficile de créer une sculpture figurative en grande dimension: elle sera vite monstrueuse à moins de n'être qu'un fragment. Je préfère alors glisser vers l'abstraction par le biais de l'assemblage de matériaux contrastés: granit et bronze, acier et bronze, etc. ou la combinaison d'éléments figuratifs et de volumes bruts. Si certaines sculptures sont abstraites (ou presque) ce n'est que pour des raisons d'intégration à l'environnement.
Et ces bas-reliefs, comment sont-ils nés?
Je reprends actuellement une recherche initiée il y a plus de 20 ans Il s'agit de la représentation d'une scène de rue ou de théâtre… L'espace horizontal y est figuré par un plan vertical. Il en résulte un bas-relief où se déplacent de petits personnages composant des évocations plus ou moins dramatiques. Cette convention de représentation permet de créer des distances entre personnages ou entre groupes, ce qui est impossible dans une sculpture posée sur un plan horizontal. Cela ouvre des perspectives qui éloignent de la sculpture proprement dite et qui nous rapprochent de la mise en scène. Je reprends là le principe de l'axonométrie, représentation d'une architecture à la fois en plan et en élévation.
Si ce travail met en valeur des matériaux très présents comme le bronze ou la terre cuite, on est plus dans la sculpture, mais on peut aussi choisir des matières neutres destinés à être peintes, et une expression colorée plus propice à la narration… je ne suis pas au bout de mes peines.
Finalement, quand êtes-vous satisfait d'une sculpture?
Je ne cherche pas la simplicité… Je pense que plus il y a de conflits internes, de paradoxes dans une œuvre, plus il y a de chances de créer une charge de vie, une émotion. Exprimer ensemble l'intériorité secrète et la liberté du geste, l'inertie et le mouvement, la solide composition et l'équilibre précaire, une réalité physique et un rêve, et comme dit Eluard le vif et l'essentiel.
Entretien de Jean Neyrolles, Professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université Toulouse Jean Jaurès avec Bernard Vié le 25 janvier 2015.